Une rivalité à géométrie variable,
de part et d’autre du canal,
animée d’un follkore typiquement bruxellois.
C
e vendredi 28 juillet, le
championnat belge de
football reprend ses
droits avec, en entrée de sai-
son, un alléchant derby
bruxellois qui mettra aux pri-
ses l’Union et Anderlecht, deux
clubs historiques du pays.”
Cette année, on reste les un-
derdogs, et si on prend un
point, on pourra boire quel-
ques Gueuze !”, se marre
Georges. Supporter d’Ander-
lecht, “depuis mes dix ans et
jusqu’à la mort”, il préface
ainsi le match d’ouverture
du championnat de Belgi-
que de football entre
l’Union Saint-Gilloise et An-
derlecht, ce vendredi
28 juillet. Premier derby
d’une série de six (au mini-
mum) cette saison, étant
donné le grand retour du
RWDM parmi l’élite.
Trois clubs bruxellois en
D1, “cela va être amusant”, se
réjouit Kurt Deswert, histo-
rien du foot. “Il y aura beau-
coup de derbys et d’occasions
de parler de foot à Bruxelles.”
Dans son ouvrage Bruxelles,
balle au centre (épuisé), Kurt
Deswert raconte comment,
déjà dans les années trente,
les derbys entre le Daring
(ancêtre du RWDM) et
l’Union “étaient inscrits sur le
calendrier populaire de
Bruxelles”. Il cite Paul Van
Stalle, co-auteur de Bosse-
mans et Coppenolle, le célè-
bre vaudeville qui a pour
trame de fond les rivalités
entre les deux clubs : “On ne
peut pas imaginer ce que
c’était, à l’époque (en 1937)
que la rivalité entre le Daring
et l’Union. Le Tout-Bruxelles
considérait les matchs qui les
opposaient comme de vérita-
bles événements”.
. Cortège funèbre
Si les clubs étaient de
grands rivaux, l’opposition
entre supporters des deux
camps était amicale et es-
sentiellement folklorique.
Elle baignait dans la zwanze,
on charriait l’adversaire
avec humour. Elle était mise
en scène au théâtre, avec
Bossemans et Coppenole,
comme dans la rue, lorsque
les supporters du club victo-
rieux organisaient un cor-
tège funèbre pour le club
vaincu.
Mais l’histoire des derbys
bruxellois n’est pas linéaire
et les rivalités entre les trois
clubs aujourd’hui pension-
naires de la Jupiler Pro Lea-
gue, sont à géométrie varia-
ble. Elles évoluent au
rythme des fusions entre
clubs en recherche soit de
public, soit d’un stade, soit
d’argent frais. C’est ainsi
que le Racing Club de
Bruxelles, né comme le Da-
ring sur le plateau de Koe-
kelberg, s’est rapproché du
White Star de Woluwe-Saint-
Pierre, pour former le Ra-
cing White. Avant d’unir sa
destinée au Daring au sein
du Racing White Daring de
Molenbeek (RWDM). FC Brol,
ironisent des supporters de
l’Union.
. Des rivalités ancrées
dans le territoire
Les rivalités évoluent éga-
lement au rythme des as-
censeurs qu’empruntent les
équipes d’une division à
une autre. Elles culminent
lors de luttes acharnées
pour le titre de champion
de Belgique, entre l’Union et
le Daring dans les années
trente, puis entre Ander-
lecht et le RWDM dans les
années septante, avant de
s’estomper avec les mal-
. Philippe, Fabrizio et Edmond, supporters de l’Union, sur le parvis de Saint-Gilles. © JC GUILLAUME
heurs du RWDM. Vont-elles
reprendre de plus belle à la
faveur du nouveau cham-
pionnat ? Non, peut-être !
Si les supporters unionis-
tes sont volontiers étiquetés
“bobos” et ceux du RWDM
parfois catalogués à droite,
voire à l’extrême-droite
pour certains, “la politique
n’a pas sa place au stade”, es-
time Bernard, supporter du
RWDM. “Je n’ai jamais vu de
manifestation d’extrême
droite au stade. Dans les an-
nées 80, il y avait certes une
frange plus dure, mais ils ont
pris de l’âge. Le hooliganisme
est bien moins présent que
par le passé.”
Quoi qu’il en soit, dans la
capitale, ce ne sont ni les di-
vergences politiques ni les
querelles philosophiques
qui alimentent les opposi-
tions entre équipes. C’est la
géographie. “À Bruxelles, les
rivalités sont très ancrées
dans le territoire, plante Fa-
brizio, supporter de l’Union.
L’Union est très présente à
Saint-Gilles, à Forest et dans
les Marolles. Anderlecht et le
RWDM sont de l’autre côté du
canal. En plus, Anderlecht est
de l’autre côté du chemin de
fer. Qu’on le veuille ou non, il y
a une césure.”
. FC Pajottenland
Après des débuts où elle
jouait un football rude, con-
textualise Kurt Deswert,
“l’Union est devenue un club
bourgeois, plutôt élitiste, as-
sez chic. Le Daring était égale-
ment bourgeois, situé sur le
plateau de Koekelberg, un
quartier d’entrepreneurs et de
patrons. Mais quand il a dé-
ménagé à Molenbeek, il a at-
tiré des classes plus populai-
res. Il y en avait aussi à
l’Union, mais le Daring, c’était
le nord de Bruxelles. Cela fait
des différences. Quand on pas-
sait de l’autre côté du canal,
on était en terrain Daring.”
Quant à Anderlecht, “c’était
diversifié car des gens ve-
naient des quartiers populai-
res près du canal, pas loin de
Molenbeek, mais aussi du Bra-
bant flamand”. FC Pajotten-
land, ricanent des unionis-
tes…
On touche là à une diffé-
rence essentielle entre d’un
côté, Anderlecht, un club
national, dont les résultats
inégalés lui ont permis d’al-
ler conquérir des suppor-
ters aux quatre coins de la
Belgique, et de l’autre, deux
clubs plus franchement
bruxellois : le RWDM, qui a
cependant pas mal de sup-
porters en périphérie fla-
mande ainsi que du côté de
Woluwe (un vestige des an-
nées Racing White), et
l’Union, qui avec ses récen-
tes réussites, a cependant at-
tiré des soutiens venus
d’ailleurs. “À Anderlecht, à
peine 10 % des supporters vien-
nent de Bruxelles, c’est peu”,
souligne Kurt Deswert. Au
RWDM et à l’Union, ce pour-
centage est bien plus élevé.
Ces caractéristiques pro-
pres à chacun des trois pu-
blics, tout de même remar-
quables pour trois clubs lo-
gés dans un mouchoir de
poche à l’ouest de Bruxelles,
font que les rivalités,
aujourd’hui, sont plus for-
tes entre l’Union et le
RWDM qu’avec Anderlecht.
À Molenbeek, on taxe volon-
tiers les unionistes de bobos
ou de m’as-tu-vu. “Il n’y a pas
que des bobos et des vegans à
l’Union. Il y a aussi des carni-
vores”, rétorque Fabrizio, mi-
amusé, mi-sérieux. Son pote
unioniste Philippe, pour sa
part, admet qu’il y a désor-
mais dans les gradins de
l’Union “des supporters qui
sont des touristes, qui vien-
nent pour être vus, comme ils
vont au café Belga”. Edmond,
marollien à l’accent brusse-
leir à couper au couteau, est
là pour témoigner de la fer-
veur unioniste de ce quar-
tier populaire du centre-
ville. “Dans ma famille, nous
sommes à la quatrième géné-
ration de supporters de
l’Union. Dans les Marolles, il y
avait une vingtaine de cafés
unionistes. On allait tous au
stade à pied”, se souvient-il.
. Hibernation
”Le stade a toujours reflété
la population des quartiers,
reprend Fabrizio. Or, le haut
de Saint-Gilles et celui de Fo-
rest se sont gentrifiés. Cela a
attiré des familles, des expats
français ou anglais. Mais on a
aussi eu des gens des Marol-
les, des Italiens et des Portu-
gais. On accueille dans le
quartier et donc on accueille
aussi au stade. Cela se ressent
dans l’atmosphère : c’est très
ouvert, amical. Il n’y a pas de
racisme, ni d’homophobie. Et
puis, l’Union a été pendant
cinquante ans loin de la pre-
mière division. Or, dans les an-
nées 80, le foot a changé, avec
l’arrivée du hooliganisme et
du supportérisme organisé. En
division 3, il y avait moins de
monde, cela a permis de con-
server une certaine âme, une
certaine façon de vivre le foot,
comme si on avait hiberné.”
La situation a évolué ces
dernières années, avec l’as-
cension de l’Union. Les rela-
tions entre supporters de
l’Union et du RWDM se sont
tendues. Peut-être s’agit-il
d’une certaine “jalousie” des
Molenbeekois vis-à-vis des
récentes performances
unionistes, se demande Ber-
nard. “La nouvelle génération
de supporters du RWDM a
l’impression que les unionistes
les regardent de haut.” Il sem-
ble par ailleurs que la soli-
darité entre l’Union et le FC
Liège (deux clubs amis qui
vivent dans l’ombre d’un
grand club, Anderlecht
pour l’un, le Standard pour
l’autre) a contribué à pour-
rir la relation entre Union et
RWDM. “Lors d’un important
match RWDM – FC Liège, des
supporters unionistes étaient
venus encourager les Lié-
geois”, raconte Bernard Lie-
vens. Ce soutien à l’adver-
saire est resté en travers de
la gorge des Molenbeekois.
Au point que certains, à
l’Union, craignent des re-
présailles lors du prochain
derby, qui était programmé
fin août, mais a été reporté.
“On reçoit des échos que cela
pourrait mal se passer, lâche
Philippe. Entre anciens, il n’y
a pas de problèmes, on se con-
naît, on se charrie.” “Mais les
plus jeunes n’ont pas nécessai-
rement cette mémoire, en-
chaîne Fabrizio. En plus,
aujourd’hui, avec les réseaux
sociaux, le moindre problème
prend de l’ampleur. Pourtant,
l’esprit bruxellois devrait nous
unir, plutôt que nous diviser.”
Le Molenbeekois Bernard
approuve : “Il y a de la place
pour trois clubs bruxellois en
première division”.
. Davantage de place
à la buvette
Georges l’Anderlechtois
ne dit rien d’autre. Il se
prend même à rêver d’un
quatrième club bruxellois,
si le Crossing de Schaerbeek
devait grimper les échelons.
En attendant, il se demande
quand le RSCA sera de nou-
veau champion. “J’ai assisté
à vingt titres. J’ai été gâté.
Mais là, ça fait six ans. Et on a
perdu six fois contre l’Union.
Ce n’est pas très agréable. Tant
que les autres équipes bruxel-
loises jouaient un échelon
plus bas, la convivialité était
de mise. Mais là… C’est diffi-
cile pour nous : on a perdu no-
tre suprématie nationale,
mais aussi bruxelloise. Mais
bon, les rivalités avec l’Union
et le RWDM n’atteindront ja-
mais celles qui existent quand
Anderlecht joue contre le Stan-
dard ou le FC Bruges.”
Assis devant leur bière au
café La Victoire, au bout du
parvis de Saint-Gilles, Ed-
mond et son pote Philippe
se remémorent avec émo-
tion l’issue fatale du défunt
championnat. “Si on va au
stade, c’est pour l’ambiance et
les amis, pas pour être cham-
pion, lâche Philippe. Mais
quand tu es si près du but…”
Edmond, cependant, relati-
vise les résultats variables
qui drainent, ou non, un
nouveau public à l’Union :
“Si l’Union a un coup de mou,
balance-t-il, dans un grand
éclat de rire, on aura plus de
place à la buvette”.