Une histoire de lambic, de gueuze, de zwanze
et de Bruxelles. Rencontre avec Jean-Pierre
Van Roy, l’homme qui a redonné à la brasserie
Cantillon ses lettres de noblesse.
l était une fois une
bière et pas n’importe
laquelle : une bière
bruxelloise, la gueuze. Il
faut s’armer de patience
pour la déguster. Trois ans
au minimum puisqu’elle
est le fruit d’un assemblage
de différents lambics d’un,
de deux et de trois ans
d’âge. Fermentation spon-
tanée, fécondés par l’air
bruxellois sous les toits
d’une brasserie en plein
cœur de Cureghem avec
“seulement une pincée de tui-
les entre les étoiles et la
bière” : voici l’histoire des
lambics et de la gueuze de
la brasserie Cantillon et,
surtout, de Jean-Pierre Van
Roy à sa tête depuis 1969.
Cette semaine, ils anno-
taient les tonneaux du pre-
mier brassin de la saison
avec la lettre “A”. Chaque
brassin de la même saison
est identifié par une lettre
pour s’y retrouver au mo-
ment des mélanges. Cet hi-
ver, saison de brassage, on
entame donc le quatrième
alphabet.
Pourtant, leur fameuse
gueuze a bien failli dispa-
raître, à l’instar de nom-
breuses autres marques
bruxelloises. Passé la se-
conde guerre mondiale, le
sucre et, surtout, les bois-
sons sucrées se démocrati-
sent avec les Américains.
Les goûts changent, les pa-
lais évoluent. La produc-
tion de la gueuze devient
aussi de moins en moins
concurrentielle. “Notre pa-
trimoine ne tourne que tous
les deux ans et demi. Il y a
des caves ou l’on ne va pas
pendant un an. Ça demande
des espaces de stockage”, ex-
plique Jean-Pierre Van Roy.
Pour toutes ces raisons, le
lambic traditionnel et
donc la gueuze tendent à
disparaître au profit de
bière moins acide, plus
douce et moins contrai-
gnante à produire. En 1944,
on comptait 26 brasseurs
et 76 assembleurs de
gueuze (qui achètent les
lambics et les assemblent),
soit une centaine de mar-
ques de gueuze rien qu’à
Bruxelles. “Quand j’ai repris
Cantillon en 1969, on était
quatre avant rapidement de
finir seul.”
Mais cela ne devait pas
rester ainsi, Jean-Pierre Van
Roy voulait sortir la tête de
la cuve.
En 1978, il fonde le musée
bruxellois de la Gueuze,
une ASBL chargée de pro-
mouvoir ce patrimoine et
artisanat purement bruxel-
lois par le biais d’activités
culturelles. Des visites sont
alors organisées, des bras-
sins publics aussi deux fois
par an. La brasserie devient
alors un musée vivant et se
fait (re)connaître.
En plus du musée, une
autre histoire, qui aurait
pu tourner au vinaigre,
sauvera Cantillon. “Je me
suis rendu compte qu’il exis-
tait un arrêté royal qui enca-
drait la production de la
gueuze. Mais à l’époque,
comme je le disais, les goûts
étaient à la bière plus douce
et les méthodes traditionnel-
les n’étaient pas respectées.
Pourtant l’étiquette “gueuze”
était mise partout. J’en ai
parlé à la conférence des
brasseurs mais on ne trou-
vait pas d’accord. J’ai donc
porté plainte pour fraude en
1992.”
Il n’y a pas eu de suite si
ce n’est que l’arrêté royal et
les arrêtés ministériels qui
le complétaient ont été
abrogés. “Aujourd’hui “lam-
bic” et “gueuze” ça ne veut
plus rien dire du tout. Il suffit
de demander à un brasseur
sa production. Nous, on fait
2500 hectolitres par an avec
3000 m2 environ. On connaît
des brasseurs qui font des
150 000 hectos avec des espa-
ces comparables… et qui
l’appelle gueuze. C’est aussi
pour ça que j’ai refusé d’aller
dans le Musée de la bière
(qui vient d’ouvrir à
Bourse, NdlR).
Cet épisode a fait beau-
coup de bruit dans le mi-
lieu brassicole. “Il y a eu des
articles de presse même à
l’étranger et un débat au par-
lement. Ça nous a fait un
énorme coup de pub.” Mais
aujourd’hui “on est plus
connu à l’étranger qu’à
Bruxelles.”
Jean-Pierre arrive “au der-
nier cinquième” de sa vie,
“celui avec le plus d’incerti-
tude.” À 81 ans celui qui a re-
mis à flot l’entreprise de
son beau-père n’a pas
achevé sa tâche. Il compte
créer un conservatoire de
la gueuze, “la salle cathé-
drale de Cantillon”, sous les
combles de la brasserie.
. Un vrai musée
de la Gueuze
L’espace est vide
aujourd’hui mais, dans l’es-
prit de Jean-Pierre, l’im-
mense salle est déjà bien
remplie. “Il y aura sept cha-
pitres, un sur l’histoire de la
bière, un sur l’histoire du
lambic, un sur l’histoire de la
famille jusqu’à 69, un sur la
fabrication et un qui me con-
cerne de 69 à 2006.” Pour-
quoi 2006 ? “C’est là que j’ai
reçu le courrier de mon ban-
quier qui a suivi mon dossier
toutes ces années : Je n’ai ja-
mais cru que vous alliez vous
en sortir et pourtant…”
Et pour le 7e thème : la
zwanze. “Je veux un espace
coloré qui parle aussi des
peintres qui ont fait les éti-
quettes avec des originaux.
C’est le passé de Bruxelles qui
arrive dans un espace de pur
plaisir pour le visiteur.”
L’ouverture est promise
pour 2025 et coïncidera
donc avec l’anniversaire
des 125 ans de la brasserie.